ARCHE DE NOÉ | Philippe Dagen

Patriarche, Noé est le héros du Déluge.

Depuis l’art paléochrétien, les représentations de ces épisodes abondent. L’embarquement des animaux a permis aux peintres de démontrer les connaissances en zoologie et leur souci d’exactitude : il fallait se montrer capable de représenter de façon vraisemblable une girafe, un éléphant, un cerf ou un lion. A mesure que la connaissance de la faune s’est augmentée de découvertes et de descriptions, le cortège des espèces s’est allongé et la démonstration de savoir peindre est devenue de plus en plus convaincante.

Puis de moins en moins utile : avec la multiplication des encyclopédies et des traités d’anatomie et de zoologie, à quoi bon représenter encore ces animaux dont la physionomie se trouve détaillée dans les dictionnaires ? La faune picturale s’appauvrit donc rapidement, alors que la faune des illustrateurs de livres ne cesse de s’accroître. A l’exception des chiens, chats et chevaux, la peinture animalière disparaît. Delacroix est le dernier de ses héros. Mais imagine-t-on Renoir peindre les dromadaires des rois mages ou Matisse la baleine de Jonas ? L’un ne va pas plus loin que les chats et l’autre se borne aux poissons rouges. Au vingtième siècle – le siècle de la photo et du cinéma, des grands zoos et des réserves, du National Geographic et des voyages organisés-, la question ne se pose plus, à une exception près, l’éternelle exception de Picasso qui, à rebours de l’évolution générale, s’intéresse non seulement aux chevaux et aux taureaux, mais se mesure à Buffon. Dans les dernières décennies, il n’est guère, en France, que Gilles Aillaud et Vincent Corpet pour avoir prouvé qu’il serait possible de peindre l’arche de Noé.

Le geste de Noé, qui permet à la création de recommencer, trouve son symétrique dans le geste de Villani qui, non sans fantaisie, permet que des animaux réapparaissent. Pour cela, il lui faut travailler avec les éléments disponibles, des imageries qu’il recycle et reconditionne, des objets qu’il réactive en les recouvrant ou les découpant. Sa Création est de l’ordre de l’hybridation approximative et du bricolage – mais il est remarquable qu’elle refuse d’aller du côté du monstrueux et du fantastique. Malgré tout, Villani fait apparaître les passagers de l’arche, dans l’état où ils se trouvent aujourd’hui, après bien plus de quarante jours et quarante nuits d’enfermement. Il est leur Noé, sans poser pour autant au patriarche.

ARCHITECTURES MIGRATOIRES | Philippe Dagen

Il n’est pas nécessaire de définir ce mot. Mais Villani ajoute souvent l’adjectif « migrantes » qui complique tout puisque, de toute évidence, l’architecture est très généralement entendue comme l’art d’édifier des bâtiments que l’on veut stables et résistants, quel que soit l’usage auquel ils sont destinés. Si des utopistes ont rêvé des architectures migrantes ils ne les imaginaient pas telles que Villani les construit : des tours à claire voie réduites à une armature qui s’élève à la verticale, ne soutient aucun étage, ne finit ni par une terrasse ni par une couverture. Moins des tours autrement dit que des spectres de tours, évidemment inutiles.

Migrantes, disions-nous ? Mobiles du moins. Plus que leur élévation ou leur forme, cette particularité paraît justifier leur construction. Or cette particularité est évidemment contraire à la notion même d’architecture, à tel point que ces tours vides pourraient être tenues pour des anti-architectures. Mais ce sont bien des tours, et ce point, en lui-même, mérite attention. Ces constructions ont été, depuis les plus anciennes, élevées afin de dominer, de posséder, de surveiller un territoire et de lui imposer le signe irréfutable d’un pouvoir, le droit de propriété sur un paysage. Une tour légère et vide est donc une aberration architecturale et une menace de subversion puisque cet objet aussi dépourvu de poids que d’utilité pratique traite par la dérision la plus significative des architectures. On en dirait autant d’un navire conçu pour prendre l’eau par sa coque. On retrouvera chez Villani d’autres inversions du même type qui vident l’objet dont il s’empare de tout sens et de tout usage.

La notion de migration suggère d’autres observations. La plus évidente est que Villani est lui-même un migrant, du Brésil à Paris allers et retours et que, de façon ironique, il peut déposer ses tours si légères alternativement dans l’un et l’autre pays. Il marque ainsi qu’il en prend possession – mais une possession tout aussi légère que ses constructions elles-mêmes, sans autre pouvoir que celui de l’art. Les états, les administrations se moquent de tels gestes, éphémères et strictement personnels. S’en moquent ou les répriment : ils ont tout un vocabulaire pour cela, vagabondage, absence de domicile fixe, divagation sur la voie publique. Ce sont là des architectures plus que mobiles, éphémères et incertaines. Des architectures pour ceux qui ne font que passer et n’ont pas la prétention de défigurer le paysage afin qu’il leur ressemble.

MACHINES | Philippe Dagen

Les machines sont dans l’art depuis bien plus d’un siècle, à vapeur, à charbon, à pistons, à gaz, électriques, électroniques, cybernétiques, informatiques, numériques – sûrement on en oublie. Il n’est guère d’avant-garde qui n’ait été d’une manière ou d’une autre marquée par leur irruption et leurs progrès depuis la première locomotive traversant un paysage de Turner jusqu’à… les exemples sont innombrables.

De toutes ces machines artistiques, les préférées de Villani sont les célibataires. Conçues par l’ingénieur du temps perdu Marcel Duchamp, les machines célibataires ne produisent rien, comme l’adjectif l’indique, ce qui ne signifie pas qu’elles ne servent à rien. Tout au contraire : ce sont des machines ennemies des machines. On a pu observer souvent que l’apparition d’une seule machine célibataire perturbe si fortement les machines actives qu’elles tombent en panne ou se mettent à tourner fou, devenues à leur tour célibataires par une étrange contagion.

Dans ce registre, l’ingénieur Villani propose des articles dont l’absurdité poétique ne peut manquer de laisser perplexe. L’une d’elles est une machine mobile pour rester immobile. Composée d’un tapis roulant – avec ses cylindres d’entraînement et son moteur- et d’une maison en bois peint rouge et jaune, elle présente cette particularité que le tapis roule pour rien sous la maison qui reste immobile par le seul pouvoir d’une ficelle. Parmi les hypothèses d’interprétation qui peuvent être suggérées, on en retiendra trois.

La plus simple est évidemment celle d’une insulte faite au moteur, dont les efforts réguliers et la conception technique impeccable se trouvent frappés d’impuissance à cause d’une ficelle. On y verrait volontiers la revanche du rudimentaire sur le complexe. D’autres exemples du même affrontement seraient les dégâts causés par une branche entre les rayons d’une roue, d’un peu de sable dans un carburateur ou d’un peu d’eau dans un circuit électrique. Ces incidents devraient rappeler à chacun la terrible fragilité des indestructibles machines. Une deuxième réflexion n’est guère moins évidente : l’architecture, que Villani aime migrante, se montre ici, à l’inverse, in déplaçable, contrariant le dispositif qui devrait la promener inlassablement sur le tapis de caoutchouc noir. Ce pourrait être une façon de suggérer que la maison est partout la même et que le changement n’est qu’une apparence. Pour un artiste qui vit de part et d’autre de l’Atlantique, le symbole serait assez éloquent. La troisième irait dans la même direction : que le mouvement ne soit pas perceptible alors même que sa réalité ne peut être mise en cause, la vie quotidienne des hommes le démontre. Ils savent que leur planète tourne et n’en ont pas moins l’impression que leurs maisons sont immobiles, retenues par des ficelles invisibles en dépit de la rotation de la sphère terrestre sur son axe.

Une autre machine, évidemment célibataire et duchampienne, est celle qui marche pour rester sur place – à nouveau la dialectique de la mobilité prise à revers. Elle se compose d’une table et d’un tabouret. La table porte une roue arrière, un pédalier et un cadre de bicyclette scié. Sur le tabouret, Villani a fixé une boîte en bois qui contenait des bouteilles et à l’intérieur une deuxième roue  plus petite. Aux deux extrémités du moyeu, à l’extérieur de la boîte, deux ficelles sont attachées, dont l’autre bout est noué à deux chaussures, masculines, cuir fauve, plutôt chic. Appuyer sur les pédales entraîne la chaîne et la grande roue dont la rotation est transmise par une courroie à l’autre roue, rotation qui fait marcher les chaussures – les fait piétiner plutôt puisque ni la longueur de la ficelle, ni le dispositif général ne peut leur permettre de gagner ne serait-ce que quelques centimètres. Elles sont condamnées à marcher sans avancer, jusqu’à l’épuisement de celui (ou celle) qui pédale à l’autre bout de la chaîne. Cette construction est à la fois savante et idiote, dans la continuité revendiquée de la roue de bicyclette de Duchamp tournant au-dessus du tabouret, ready-made légendaire dont Villani a eu l’audace de s’emparer.

Le jeu de l’annulation est ici à son comble : un mouvement réel détermine un mouvement non moins réel, mais immobile – ce qui s’appelle faire du surplace, exercice bien connu des coureurs cyclistes sur piste qui, à leur insu, pratiquent une forme de dialectique négative. Pour Villani, ce n’est certes pas à son insu. Histoire d’ajouter un peu de loufoquerie, il a superposé à la roue qui fait danser les chaussures une boîte en fer blanc de biscuits, à la manière d’un tambour. Or ce tambour ne sert absolument à rien. Il est, selon l’expression consacrée, d’une splendide inutilité. D’autant plus splendide qu’à l’idée des chaussures qui n’avancent pas peuvent être associées bien des légendes et des fables, histoires de flâneurs ou de professeur Tournesol, de statues et de fantômes, d’illusions et de désillusions. Vous croyez bouger ? Vous ne faites que vous en donner la réconfortante apparence.

La troisième machine est d’un genre légèrement différent, bien qu’elle se présente comme deux boîtes – grandes boîtes vitrées à usage des annonceurs publicitaires – équipées de systèmes de rotation qui font défiler des affiches. Ici, ce ne sont pas des affiches qui défilent mais des rouleaux sur lesquels Villani a dessiné sa vie sous forme de planches anatomiques. Les artères et les veines y figurent les voies de circulation, les organes des villes et des idées. C’est simple – de cette évidence qui fait se demander pourquoi aucun artiste n’y avait songé avant lui, tant le détournement du matériel de réclame est habile et efficace. (Et qui se plaindrait que ce matériel serve enfin à autre chose qu’à la promotion d’un film hollywoodien, d’une bière ou d’une ligne de sous-vêtements pour adolescentes ?)

C’est simple et c’est troublant. A  cause de la confusion entre anatomie et géographie, car Villani retrouve ici comme naturellement le principe de l’homme cosmique et des jeux de correspondances symboliques qui ont été d’une telle importance autrefois et auxquels nous croyons – hommes modernes et rationnels – avoir renoncé depuis longtemps alors que ce mode de pensée, archaïque dit-on, n’a pas disparu, mais continue à agir de manière plus ou moins cachée. A cause du défilement aussi : le changement ne s’interrompt jamais, mais ce changement se révèle la réapparition de l’identique, un identique qui serait le moi, un moi ainsi cartographié, circonscrit et défini, malgré l’apparence de variation induite par le mouvement. On retrouve ici l’étrange dialectique – mélancolique peut-être – de l’immobilité et du mouvement qui est au centre de l’œuvre de Villani et en fait l’un des grands intérêts.

Au regard de l’histoire de l’art, ce double écran autobiographique sous forme de panneaux d’affichage présente une dernière singularité : il réunit le ready-made – les boîtes à rouleaux tournants – et  le dessin – les planches anatomiques- ; et obtient de la sorte un autoportrait, ce genre ancien et probablement immortel réapparaissant ici sous une apparence plutôt imprévue. A moins que la réflexion ne soit à ce point surprise par ce surgissement qu’elle n’en vienne à réexaminer l’histoire des ready-made et propose, au mépris de toute tradition critique et philosophique, de tenir le ready-made pour un style d’autoportrait, le plus rapide, le plus brutal et le plus évidemment « signé ». Si l’on s’en tient à Duchamp, rien de moins illégitime : la décision de placer une roue de bicyclette sur un tabouret ou de suspendre un porte-chapeaux ne se justifie que comme un pur décret de la volonté de l’artiste qui modifie l’ordre du monde selon sa fantaisie. Un ready-made, ce serait un reliquaire autobiographique, comme en fabriquent tous ceux qui, avec des objets (d’art ou non) composent chez eux certains arrangements qui portent leur marque parce qu’ils sont des dérangements.

Les machines de Villani sont des autoportraits sous forme de ready-made aidés et détournés.

PERROQUET (in memoriam Walter Benjamin) | Philippe Dagen

Cet oiseau est à Villani ce que l’aigle est à Saint Jean. Comme l’aigle, le perroquet a une riche histoire symbolique, quoique dans un registre fort différent. Son origine exotique – pour les Européens -, son plumage diversement et richement coloré, sa propension à imiter les bruits les plus différents et jusqu’à la voix humaine, toutes ces particularités en ont fait un oiseau séduisant et suspect. D’autant plus suspect que plus séduisant. Il a été l’un des symboles de la luxure et demeure l’un de ceux de l’imitation – donc de la fausseté. Frida Kahlo l’associe du reste au singe dans l’un au moins de ses autoportraits.

On se souvient sans doute aussi que Flaubert en avait un, empaillé, dans son cabinet d’écriture de Croisset et qu’il en a fait l’un des protagonistes d’Un cœur simple. On n’a pas oublié non plus qu’un perroquet joue l’une des meilleures aventures de Tintin un rôle prépondérant, celui du délateur, et qu’il devient l’objet d’une poursuite acharnée quand il s’enfuit. Il apparaît quelquefois dans la peinture aux XVIIe et XVIIIe siècles et son apparition, comme celle du singe, ne s’explique pas seulement par la curiosité que suscitent ces créatures venues d’au-delà des mers. Un peintre qui représente la nature la répète, comme le singe répète des gestes et le perroquet des sons. Ce qui revient à dire qu’un peintre peut être tenu pour une sorte de perroquet, qu’il faudrait juger d’après la qualité de l’imitation.

Le perroquet de Villani a lui aussi d’étroits rapports avec la reproduction. Mais sa première particularité est de n’être ni empaillé, ni peint, mais vivant, dans une grande cage dont la porte est ouverte. Il en sort peu quand un intrus est dans l’atelier et il est recommandé à cet importun inconnu de ne pas l’approcher indiscrètement afin de ne pas faire l’épreuve de son bec. Ce perroquet gris excelle dans la contrefaçon de bruits tels que sonnettes et sonneries téléphoniques. Cette propension n’est cependant pas celle que Villani met à profit, mais l’énergie destructrice de l’oiseau, qui déchiquette ce qui passe à la portée de son bec. Que détruit donc ce perroquet ? Des reproductions. Le symbole de l’imitation met en pièces des imitations de tableaux célèbres, à commencer par la Joconde. Passé le premier moment de stupeur, la vidéo qui le montre à l’œuvre tourne à l’apologue in memoriam Walter Benjamin. La voici, l’œuvre d’art à l’âge de sa reproductibilité technique : la peinture devenue photographie, planche, carte postale, objet de petit commerce et de grande diffusion, article pour le marché culturel populaire. Un perroquet déchire par petits morceaux l’image perroquet.

Quand il en a fini avec Leonard de Vinci, il s’en prend à Picasso : son portrait photographique et des reproductions. Le choix des victimes s’explique aisément. Ce perroquet vengeur dévore les images les plus célèbres des plus célèbres artistes : la reproductibilité élevée au niveau de l’industrie médiatique. Elle n’absorbe pas seulement les œuvres mais les icônes des vies légendaires des plus illustres peintres. Cette extension se comprend d’autant mieux que l’industrie  « culturelle » propose au consommateur ce qu’il est réputé préféré, non point des toiles qui pourraient paraître difficiles ou rebutantes, mais des historiettes, des épisodes romancés, des anecdotes. Ce n’est plus Leonard qui intéresse, mais le Da Vinci Code qui captive. Ce n’est plus le cubisme qui intrigue, mais la vie de séducteur de Picasso qui émoustille ou indigne. De l’art, il ne reste que quelques signes de reconnaissance élémentaire – on les appelle « chefs d’œuvre »- et des morceaux de récits dont l’exactitude historique n’a plus aucune importance. Ce qui compte, c’est qu’ils divertissent et se retiennent sans effort. Renoir s’éclipse derrière Amélie Poulain et Van Gogh derrière l’histoire de l’oreille coupée. De même que le perroquet ne retient que les airs les plus simples et les sons les plus stridents, le public est censé – à en croire du moins les fabricants et les diffuseurs de ces marchandises- ne pouvoir acheter que les fables les plus caricaturales et les couleurs les plus vives. Les analyses mélancoliques de Benjamin ont été depuis longtemps dépassées par les énergie et indécence infernales de l’industrie des images et la reproduction remplacée par le produit dérivé, pour ne pas dire le sous-produit, le best-seller, l’article de bazar.

Il est donc logique que les vidéos du perroquet au bec impitoyable soient présentées en compagnie de variations comiques sur Picasso, ses peintures et ses portraits. Avec de légères retouches, des rehauts délicats d’un peu de gouache, des découpages et évidages judicieusement opérés dans le papier, Villani a composé un échantillon nombreux et  très représentatif des stéréotypes et clichés picassiens – psittacisme picassien faudrait-il écrire savamment, en se souvenant de surcroît de tout ce que Picasso a suscité, à son insu, d’imitateurs, pasticheurs et faussaires. On ne confondra cependant pas ce psittacisme – « répétition mécanique de mots, de phrases entendues sans que le sujet les comprenne » – et son presque homonyme, la psittacose, « maladie contagieuse des perroquets et des perruches, transmissible à l’homme ». Tout au plus se demandera-t-on, en raison de cette transmissibilité elle-même, si l’espèce humaine n’aurait pas été infectée par une psittacose générale qui la condamnerait à un psittacisme incessant et incurable. Si tel est le cas, le perroquet mérite assurément de régner : gloire à lui.

ALICE (I’M LATE) | Philippe Dagen

On la trouve – c’est bien connu – au pays des merveilles, contrée où se rencontre aussi un lapin assez étrange. Chez Villani, Alice n’est qu’un prénom et le lapin plus étrange encore que celui de Lewis Carroll. Il court et ne court pas. Comme les chaussures qui ne marchent, comme la maison qui ne se déplace. Comme la flèche de Zénon, selon Valéry, « qui vole et qui ne vole pas ».

Villani ou l’art de la contradiction insoluble porté à son paroxysme ?

TRAVERSÉES | Philippe Dagen

Ce fut alors que commença notre voyage à travers les Etats-Unis ». La peinture de Julio Villani ressemble à l’itinéraire amoureux et coupable de Humbert et de Lolita. Comme lui, elle alterne, sur fond noir d’inquiétude, épisodes ironiques et passages graves. Le romancier et le peintre traversent un continent disparate et infini, Etats-Unis et peinture. Dans le livre de Nabokov, la halte provoque le désastre, quand le déplacement perpétuel l’avait conjuré jusque-là. Halte abusée du reste : pourquoi s’arrêter quand il demeure tant de lieux, de curiosités et d’œuvres à connaître, « le lac du Cratère, d’un bleu trop bleu », « un château construit par un marquis français émigré dans le Dakota do Nord », « les réclames routières : la Femme à barbe va se caser, Le Savon Sam sait la raser » et « un zoo de l’Indiana avec une armée de singes vivant sur un fac-similé en béton armée de la caravelle de Christophe Colomb ».

Comme Nabokov, Villani sait que son art commence par l’inventaire du monde et que, ce monde étant celui du plus complet éclectisme, son inventaire doit l’égaler en variété et  bizarrerie. L’artifice, la parodie, le collage, la citation n’ont d’autre nécessité que celle-ci : ce sont les seus procédés qui puissent s’appliquer à une époque qui pousse l’incohérence au plus haut point, époque toute d’artifices, de parodies, de collages et de citations. Sur les routes américaines : voyez Humbert Humbert errant de motels néo-gothiques en fausses ruines indiennes jusqu’à « la maison de Lincoln, presque entièrement reconstituée, avec des rayons de livres et de meubles d’époque, que la plupart de visiteurs considéraient religieusement comme d’irrécusables possessions personnelles ».

Dans les musées, qui exhalent ce désordre jusqu’au burlesque d’un luxe pompeux et l’érigent en principe glorieux : voyez Villani balançant entre le cubisme, l’abstraction, l’aztèque, l’égyptien et l’africain. Archaeological forms intitule-t-il son exposition, en anglais, ni en français, ni en portugais.  Affaires de langues justement : elles sont toutes offertes, toutes leurs ressources allusives et poétiques proposées à qui sait s’en servir, à qui sait comment s’approvisionner dans ce dictionnaire abélien enrichi de citations de la littérature universelle, de répliques de films et de slogans publicitaires. Exactement comme les formes, les matériaux, les motifs sont offerts dans l’encyclopédie de l’histoire de l’art des origines à nos jours que mettent en scène musées et catalogues, formes et motifs livrés à qui ose les manipuler sans révérence.

Un polyptyque de Villani se compose de cinq panneaux portant chacun une inscription au crayon, deux en anglais, un en portugais, deux en français. On peut s’accorder le plaisir de les citer, ne serait-ce que parce que de leur réunion se dégage une puissance de gêne et de dérision singulière. Il y a, de haut en bas : The father and the mother (généalogie douteuse), The largest view (bonne résolution de photographe), A linha do pensamento (fil d’Ariane embrouillé), L’Occident et l’Orient (points cardinaux du désordre esthétique) et La Peinture et la Poésie (même chose, comme on sait, pictura ut poesis).

Qu’il soit brésilien de naissance, ayant étudié à Londres et travaillant à Paris a peut-être aussi aidé Villani à se convaincre qu’il n’échapperait pas au chaos moderne. (Nabokov était russe de naissance, avait étudié à Cambridge et travaillé à Paris et aux Etats-Unis, ceci pour filer le parallèle).

Deux esthétiques se contredisent depuis un siècle, celle de ceux qui croient à la pureté et celé de ceux qui n’y croient pas. D’une part, en vrac, les « parfaits », les « simples », Matisse, Brancusi, Kandinsky, Malevich, Rothko, le minimal tous les adeptes d’un primitivisme quel qu’il soit, d’un système de l’innocence, d’une symbolique religieuse. De l’autre, en vrac encore, les impurs majeurs, Picasso, Derain, Chirico, Klee, Torres-Garcia, Hélion, De Kooning, Warhol, tous artistes de l’accidentel, des passions, des détails historiques et humains. Il est logique que Villani rende hommage à Picasso de temps à autre, dans un collage de portés musicales ou une toile construite à a manière des Menines de Barcelone. Il est légitime qu’il y ait mis Mondrian dans une boîte de bois jolie comme un cercueil.

Il est aussi logique qu’à cette intelligence de la situation, il joint une étonnante élégance d’exécution. Les deux vont de pair chez les artistes de grande qualité.

 

In catalogue de l’exposition Archaeological forms, La Base, Levallois Perret, 1990.