
POUR UNE DOMESTICATION LUDIQUE DE L’HISTOIRE | Michael Asbury
Ce qui m’apparaît en filigrane lors de la conversation que j’ai avec Julio Villani dans son atelier, entouré de sa production notoirement hétérogène, est l’impression que la « simultanéité » (comme il l’appelle) des formes et démarches de son travail trahit la constance de sa pensée créative. Cela ne signifie pas que la nature variée de son œuvre soit dictée par les contraintes pratiques de son processus créatif. Le plus souvent, au contraire, son travail naît de l’association d’une sensibilité subjective et d’une façon très personnelle d’appréhender ses préférences historiques dans l’art. Chacune à sa façon, ces deux facettes puisent leur origine dans ses dislocations géographiques et, par extension, culturelles.
Sa sensibilité et les références à l’Histoire de l’Art transparaissent dans son travail à travers l’emploi d’alter ego, parfois fictifs – comme l’utilisation qu’il a fait de pseudonymes dans le passé – ou par l’allusion aux esthétiques d’avant-garde du XXe siècle et aux références historiques tutélaires. Ces appropriations sont tantôt explicites, tantôt discrètes. En tout état de cause, il semblerait que cette simultanéité de l’art et la manière se dédouble souvent par une concomitance de différentes formes de mémoire – personnelle et spécifique à l’art, subjective et partagée.
À l’origine, la carrière artistique de Villani s’identifie à une peinture globalement géométrique, éminemment noire et blanche, dans laquelle les formes se fondent en d’autres par la répétition, dans un processus organique de subdivision et de multiplication. Je vois ici une connexion avec Forme et Croissance de D’Arcy Thompson, évocateur du cours Processus d’évolution proposé dans les années 1950 par Richard Hamilton et Victor Pasmore au King’s College (Université de Durham, Newcastle-upon-Tyne) dans le Programme Formes Premières, lui-même largement dérivé des enseignements du Bauhaus.
Similairement, le travail de Villani évolue à la fois dans ses formes et dans ses concepts à travers une reconnaissance historique englobant des processus culturels plus amples, comme s’il affirmait que la culture est forcément référentielle et que l’originalité surgit de la répétition. Miroir et ciseaux deviennent son moyen de duplication, son procédé pour multiplier ses propres traces, de manière analogue à celle qu’il utilise pour perforer diverses couches historiques – qui s’épandent alors l’une dans l’autre, se contaminant mutuellement.
Cet essai, tentative fragmentaire d’accoler ces explorations, propose une piste possible pour suivre ses différentes formes de simultanéité, les reliant sous la structure linéaire d’un livre. On pourrait tout aussi bien les battre, à l’instar d’un jeu de cartes, et les redistribuer pour raconter la même histoire avec une autre intonation, peut-être avec un autre accent.

ALMOST READYMADE | Michael Asbury
Almost Ready-Made est le nom générique d’une série d’œuvres qui naît de l’irrésistible envie qu’a Villani de rire de l’art tout en le prenant absolument au sérieux. On y trouve notamment ses assemblages drolatiques d’Oiseaux, conçus par un processus d’intervention minimale sur des ustensiles domestiques récupérés. S’ils semblent jurer avec le reste de ses œuvres, particulièrement sa production picturale, c’est parce que ces objets incarnent la fragmentation cultivée par l’artiste.
Les Oiseaux se réfèrent à une genèse, ou du moins à sa recherche. Ils tentent de renouer avec l’engagement initial de l’artiste dans la voie de la création pendant son enfance : le plaisir de la construction de jouets et d’objets dans les ateliers de la ferme de son père, à partir de tout ce qui lui tombait sous la main.
Ils émergent donc comme la quête de la source de l’élan artistique, bien qu’à l’origine ces balbutiements n’étaient pas des œuvres d’art à proprement parler. Et pourtant si, car l’origine ne trouve sa justification qu’à travers la répétition de ses copies – et par là même est destinée à se disperser, à disparaître.
Chronologiquement, les Oiseaux de Villani deviennent des Almost ready-mades au moment où Julio devient un « Almost French artist », un artiste presque français. Ils doivent autant à la tradition artisanale populaire brésilienne, qui improvise et transforme l’ordinaire en extraordinaire, qu’à son nouveau milieu culturel ; les joyeux assemblages éclosent fréquemment d’ustensiles culinaires chinés dans les marchés aux puces parisiens. Villani affirme que ce n’est pas lui qui impose ces nouvelles identités aux objets, mais qu’ils les lui dictent eux-mêmes.
Ce procédé, avec lequel nous pouvons nous identifier collectivement, est au moins aussi ancien que Léonard de Vinci, qui distinguait des chevaux de bataille dans les traces d’humidité sur les murs. Les Oiseaux évoquent ainsi également les œuvres d’artistes tels que Brancusi, Meret Oppenheim, Calder et Picasso. En d’autres termes, la démarche rappelle l’esprit dada de récupération et de son irrévérencieuse transformation de sérieux repères culturels en des objets joyeux et joueurs, chargés d’ironie et d’humour.
Dans d’autres assemblages de la série, Villani établit des connexions plus directes entre les jouets et l’héritage de l’Histoire de l’Art. Venus anthropophage transforme une poupée plastique fabriquée en masse en un totem moderne.
Dans son célèbre Manifeste anthropophage de 1928, le poète moderniste Oswald de Andrade assimilait la condition du Brésilien moderne à celle des Tupi Guarani, Indiens cannibales qui dévoraient les colonisateurs portugais, illustrant ainsi la manière par laquelle la culture européenne pouvait être irrévérencieusement accommodée, déformée, moquée ou rejetée. De Andrade démontrait un sens d’identité nationale particulièrement ironique ou paradoxal, exemplifié par sa parodie du Hamlet de Shakespeare dans ce qui deviendrait la clef de voûte du Manifeste : « Tupi or not Tupi, that is the question. »
Le poète proclamait que l’anthropophagie était l’ingestion de l’ennemi sacré de manière à, selon Freud, le métamorphoser de tabou en totem. De même que le Totem et Tabou de Freud condense notre psyché collective primordiale dans le cas unique d’un patient, Villani présente une singulière vénus, construite à partir d’une multitude de petites figurines avalées, qui à leur tour confèrent à la poupée son caractère totémique. La Vénus se présente ainsi comme un manifeste de son élan créatif, évoquant le singulier à travers le collectif.
Ce qui émane de ces joyeux objets est en fait la démarche caractéristique de l’oeuvre de Villani tout entière, qui consiste à ramener au même plan différentes formes de mémoire, tissant le subjectif au collectif, les particularismes culturels aux grands chapitres de l’Histoire de l’Art.

ARCHITECTURES | Michael Asbury
Les Architectures de Villani sont des dessins rapides, presque des esquisses, au fusain sur de l’acrylique ou d’autres apprêts opaques. Elles sont réalisées en dessinant sur une surface encore humide ; les lignes, absorbées par la peinture, acquièrent une qualité picturale, tandis que la peinture est coupée, maculée par les traces de fusain. Elles ne sont ainsi pas tout à fait des peintures, ni plus tout à fait des dessins, mais se situent entre les deux.
Cet entre-deux se perçoit, plus qu’il ne se laisse voir de façon explicite, dans les compositions elles-mêmes. Souvent, l’intersection des tracés se produit à l’extérieur du cadre. Comme si l’artiste, en dressant les lignes d’ancrage, avait développé une composition plus ample et décidé ensuite de capturer, d’encadrer une section dans les limites du périmètre de la toile.
La question primordiale semble ici être la spontanéité de ces formations structurelles. Elles témoignent de l‘attitude de l’artiste vis-à-vis du dessin, c’est-à-dire la quête du simple plaisir que procure le tracé d’une ligne. Cette liberté du trait confère à ces oeuvres une qualité sérielle intrinsèque. Les dessins sont composés de ce que l’on pourrait appeler des formes concrètes , des figures géométriques qui semblent libérées de toute connotation figurative, ni représentatives ni découlant de la réalité. Ces mêmes formes concrètes apparaissent dans une série de collages monochromatiques éthérés.
Ici néanmoins, ancrées par les lignes au fusain, parfois matérialisées par la couleur, elles deviennent des quasi-représentations d’espaces architecturaux. En d’autres termes, notre regard impose à ces rapides tracés au fusain sur la peinture fraîche une qualité spatiale qui n’est pas présente, ou moins évidente, dans les collages.
Élaborant sur cette série, Villani rappelle Lygia Clark, renvoyant à sa notion de ligne organique formée par la jonction de deux plans. Les lignes dans la série Architectures naissent de la juxtaposition de plans, puis s’y fondent – comme si Villani rembobinait l’héritage constructiviste vers sa gestuelle d’origine, jusqu’à Joaquín Torres-García peut-être, et à la confrontation menant à la création de l’expression « art concret » par Theo van Doesburg. « Rien n’est plus concret qu’une ligne, une couleur, une surface », disait-il, prônant ainsi une peinture « non abstraite » du réel, dans laquelle les éléments picturaux n’ont d’autres signification que leur propre réalité.
Pourtant ce n’est pas l’origine qui importe ici à Villani, mais le déroulé de références historiques dans son travail, et un étrange processus d’inversion apparaît dans la série Architectures : renvoyant dos-à-dos le concret et l’abstraction, il nous présente une « presque-figuration », dans laquelle la ligne, la couleur et la surface de van Doesburg s’entremêlent à la réalité affective d’un Torres-García.

EXPROPRIATIONS / APPROPRIATIONS | Michael Asbury
Lorsqu’il s’attelle aux formes ou aux théories de l’Histoire de l’Art, Villani ne laisse transparaître dans ses propos aucune orthodoxie ou intransigeance ; il adopte plutôt une posture joyeuse et curieuse, guettant les paradoxes et les déployant ensuite en disjonctions irrévérencieuses.
Dans la série Expropriations / Appropriations, il semble répondre directement au concept de musée imaginaire développé par Malraux, selon lequel la démocratisation de l’art est fonction de sa reproduction photographique. Prenant pour étalon des images devenues presque universelles par l’étendue de leur reproduction, comme des cartes postales ou des cartons d’invitation, l’artiste ronge et mâche des « images de masse », dans ce qui semble constituer un exercice anthropophage. Proposant une re-individuation des oeuvres, il inverse la perspective benjaminienne, telle que décrite en L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique.
Rejoignant l’artiste, le médium aussi s’invite au banquet : les répliques sont littéralement avalées par la peinture ; elles sont représentées en voie de déglutition, immergées dans la masse picturale. La peinture est ainsi le principal agent de la démarche, encadrant en couches épaisses la reproduction photographique, tout en l’imprégnant, en transpirant à travers les percées que l’artiste aménage dans les cartes postales, leur conférant une nouvelle aura.
Perforant différentes couches historiques, les épandant l’une dans l’autre, Villani fait poindre des oreilles de lapin sur un portrait de Rembrandt, l’Odalisque d’Ingres faire un clin d’oeil à l’intervention de Martial Raysse, tandis qu’un Picasso plus coquin que jamais paraît prêt à placer des mains dégoulinantes de peinture fraîche sur le violon d’Ingres de Man Ray.
Symptomatiquement, Villani montre souvent cette série aux côtés d’une vidéo intitulée Le Complexe du perroquet. On y voit la quintessence de la copie picorer des cartes postales, comme on en vend à des millions d’exemplaires, devenues icônes de l’Histoire de l’Art. L’oiseau détruit consciencieusement les reproductions une à une (la Mona Lisa de Léonard de Vinci, une photographie de Picasso, l’Abapuru de la Brésilienne Tarsila do Amaral) et finit par se ronger lui-même.
« La répétition est une forme de changement », énonce l’une des cartes du jeu Stratégies obliques de Brian Eno, destiné à guider le processus créatif. Tous les artistes le savent. Villani se fait un point d’honneur de l’exposer.

MACHINES & SCULPTURES | Michael Asbury
Les machines et sculptures de Villani nient allègrement, et parfois perversement, leur fonctionnalité. À travers un mécanisme élaboré ou un apparat élégamment simple, ces oeuvres présentent des objets tantôt au bord du mouvement, tantôt condamnés par leur échelle à l’éternelle immobilité.
Domicile Fixe est constitué d’un jouet, une maison en bois enchâssée dans une carriole, placée à son tour sur un tapis roulant se déployant sur une table Thonet. Entraîné par un moteur, le tapis roulant porte un diagramme, une sorte de cartographie vitale reliant objets et endroits du parcours de Villani, récurrent dans plusieurs de ses oeuvres. La carriole semble prête à détaler à tout moment, mais reste en place, retenue par une délicate ficelle accrochée au mur qui préserve le statu quo et souligne la fragilité de l’équilibre.
L’ Air de Paris, l’arôme familier embouteillé, a été le moyen choisi par Duchamp pour rire de sa condition d’exilé à New York ; la machine célibataire de Villani se joue de cette idée d’un point de vue opposé. La sombre appellation SDF, désignant la condition d’errance involontaire d’un lieu d’habitation temporaire à un autre, est ici facétieusement réinterprétée comme une réflexion autobiographique, clamant : je suis constant, c’est tout l’environnement qui persiste à changer.
La petite maison réapparaît dans l’installation Cinq Continents, cette fois en cinq exemplaires reproduits à une échelle qui transcende le jouet innocent, devenant presque menaçants. Les maisons sont toujours attelées à des roues, mais leur grande dimension leur confère une stabilité inéluctable. Le mouvement est ici aussi nié, quoique par d’autres artifices. Ces œuvres constituent, entre paradoxes et contradictions, des autoportraits éloquents d’un artiste en perpétuel mouvement et changement.
Néanmoins, c’est L’Origine du monde qui nous offre le meilleur éclairage sur le processus créatif de Villani. Il y transpose la célèbre et abondamment reproduite oeuvre de Courbet en un jouet, le bilboquet. La connotation sexuelle évoquée par ses deux éléments est rendue impuissante par l’échelle même de l’objet. Trois jouets, tournés à partir d’un seul tronc d’arbre et pesant chacun 400 kg, composent l’installation. Leur surface ressemble à de la peau craquelée. Les cordes reliant les boules aux tiges sont enchevêtrées, tant et si bien que l’on ne sait pas à première vue comment les apparier.
Désigner le bilboquet en tant qu’origine est un acte narquois en soi. Le jeu est apparu dans plusieurs cultures à travers le monde, de l’Europe à l’Arctique, des Indiens nord-américains aux tribus du Japon, rendant impossible toute attribution d’une origine précise. Il n’est pas non plus certain que sa présence en des cercles aussi éloignés et divers soit due aux échanges du commerce maritime naissant ou à la nécessité d’exercer la dextérité des enfants dans des sociétés dépendantes de la chasse. Les Bilboquets de Villani, comme l’ensemble de son œuvre, possèdent cette dualité : ils se réfèrent à une origine, tout en suggérant l’impossibilité de la situer. Ils démontrent que la quête des sources mène à la multiplication et à l’entremêlement des récits.

PRESENCES / ABSENCES | Michael Asbury
Parcourant la prolixe production de Villani, on comprend la signification de certaines références et comment l’artiste les tisse dans la matérialisation de son travail. On s’aperçoit qu’il ne s’agit pas tant de la réitération de ces sources que d’une distinction entre leur articulation.
Un indice important dans la compréhension de cette complexité est fourni par la série de draps blancs brodés, Varal de Emoções (Étendoir d’émotions), que l’artiste a réalisée pendant six ans, à partir des années 1998-99. Réunissant une soixantaine d’oeuvres individuées dans une seule installation, l’Étendoir de Villani est un déploiement de tissages laçant le singulier au général, les instances historiques de l’art à sa vie personnelle. Ils sont ensuite mis à sécher, pas tout à fait repassés, encore assez fluides pour qu’on puisse en échafauder diverses interprétations et spéculations.
Établi en France depuis presque deux décennies, Villani cherchait alors à collaborer avec des personnes engagées dans ce que l’on se doit d’appeler le système D : des travailleurs, généralement de pays émergents, qui parviennent à arrondir leurs fins de mois grâce à leurs talents créatifs. Le hasard lui a fait rencontrer un groupe de femmes qui s’occupaient à broder dans un atelier de l’hôpital psychiatrique de Marilia, sa ville natale.
Villani acquérait dans les marchés aux puces parisiens des draps « paysans » du XIXe siècle – deux lés de tissu rêche, en lin et chanvre, cousus côte à côte – qu’il envoyait ensuite, couverts de ses dessins, aux brodeuses de Marilia. Sa matière première était le tissu avec lequel nous enveloppons nos moments les plus intimes, nos rêves et cauchemars, où nous nous déchargeons de nos peurs et de nos blessures, où nous goûtons les combles de douleur et de plaisir, la vie et la mort.
Les patientes qui brodaient les dessins de Villani avaient souffert divers traumatismes, comme la perte d’enfants ou de partenaires. L’œuvre incorporait ainsi directement un processus anonyme de deuil – par accident ou intention, les draps brodés se réfèrent souvent à des thématiques liées à la présence et à l’absence [1] – tout en évoquant au passage les procédés spécifiques qui caractérisent les broderies de Bispo do Rosário et de José Leonilson .
Étendoir d’émotions conjugue plusieurs territoires affectifs : l’artisanat et l’art, l’historique et le contemporain, mais aussi les deux foyers de l’artiste, l’original et l’adopté. Dans une démarche d’allers et retours qui reproduit le mouvement de l’aiguille à broder, les draps décrivent son itinéraire, du Brésil vers la France, tandis que leur déplacement physique, achetés à Paris puis expédiés à Marilia, bouclent la boucle.
Le trajet des draps de Villani rappelle les habitudes de la bourgeoisie européenne qui envoyait son linge fin à laver et blanchir sous le soleil tropical. Tout en préservant l’extravagant aspect transnational, il s’y niche une différence essentielle : le soleil brûlant du Brésil ne peut oblitérer le spectre de tous ceux qui s’en sont recouverts, et ces draps blancs en reviennent encore plus colorés, enrichis de ses rêves.
[1] Le processus de broderie lui-même marque à la fois le recto et le verso, conférant un double caractère – positif/négatif – à l’œuvre. Ce dédoublement du moi apparaît dans certaines des feuilles, mais dans aucune aussi clairement que dans Léa et Maura (les jumelles), référence manifeste à une œuvre célèbre du peintre brésilien Guignard, dans laquelle deux jeunes sont représentées portant des robes identiques. Pourtant, dans la représentation de Villani, les jumelles sont absentes, seules leurs robes vides sont visibles. Elles sont donc plus que l’auto-division, elles sont division et perte.

COLLAGES (Émanations) | Michael Asbury
Cette série s’appuie sur d’anciens manuscrits, principalement des actes notariaux. Les documents datent du milieu du XVIIIe au début du XXe siècle. Ce qui intéresse Villani n’est pas le contenu des pages, mais leur valeur « ajoutée » : le bruit de fond composé par l’écriture, la nature absorbante du papier chiffon. Une relation s’établit inévitablement entre l’arrière-plan et le premier plan s’étendant bien au-delà des simples textures et couleurs.
La notion de décalage temporel, la simultanéité d’allers-retours dans ses références, est ici matérialisée, s’accompagnant de la rupture de notre regard, contraint de faire le point selon l’élément de la composition que l’on observe.
La collecte d’objets de bric et de broc si chère à l’artiste est ici juxtaposée à son obsession de la collection de formes. Villani crée avec des ciseaux des silhouettes dont les contours lyriques dissimulent des structures spatiales sophistiquées. Les découpes sont imbibées dans la peinture à l’huile – jusqu’à perdre leur aspect de collage et devenir des figures picturales – puis encollées sur les manuscrits.
La peinture joue ici un rôle primordial, et devient l’élément de matérialisation. Pivot de la dualité des temporalités, elle est l’ingrédient actif de l’effet multiplicateur que l’oeuvre a sur nous. L’enjeu de cette série réside dans l’union de ces matériaux incongrus, papier et peinture à l’huile. La qualité absorbante du support permet à l’huile de s’échapper de la peinture – une dissociation de la couche picturale qui à son tour entraîne la transformation du papier. S’initie donc un processus d’épanchement, de contamination, de transubstantiation.
Dans cette joyeuse subversion de l’entre-deux cultivé par Villani, alors qu’un matériau acquiert les qualités de l’autre, un nouvel élément tributaire des deux voit le jour : les émanations de l’huile. Ces oeuvres traitent de cette aire de contamination, de l’enrichissement du support original et des découpes aux bords nets et couleurs franches par un flux spontané généré par leur union. Tandis que l’aura autour des découpes se déploie, au fur et à mesure que les silhouettes diaphanes s’étendent au-delà de la surface que leur avait assignée les ciseaux, un nouvel espace temporel – le futur – est englobé.
Telle est la vision poétique de Villani : établir une collaboration avec un médium qui échappe à son contrôle absolu.

COLLAGES (Fragments) | Michael Asbury
Cette série présente une certaine ressemblance avec d’autres oeuvres de Villani. On remarque une répétition des formes qui possède la même qualité séquentielle que les peintures. Parfois, ces collages jouent un rôle d’ancrage pour les Architectures. Dans d’autres cas, la présence d’une grille sur laquelle l’artiste, par l’apposition de formes, interrompt le motif et engendre des relations dynamiques, rappelle des expérimentations antérieures, telles les peintures noires et blanches des années 1980. Tout à la fois rappels et annonciatrices d’autres séries, ces oeuvres occupent une place unique dans l’œuvre de l’artiste, en raison du traitement du médium, son (im)matérialité.
Les collages sont construits à partir de « fragments » d’un seul matériau, le papier, ordonnés pour produire des variations de transparence. L’aspect formel de ces travaux monochromatiques provient de la superposition des découpes, soit à la jonction des plans collés, soit par la volontaire accumulation de couches. Ils sont ainsi conçus pour mieux s’exprimer en transparence, à contre-jour, la lumière filtrant à travers le film en papier, révélant l’image.
Inversement, la reproduction photographique de ces travaux ressemble à son négatif, car l’artiste les couche sur un fond foncé de manière à faire ressortir leur structure. Les segments plus translucides semblent ainsi les plus sombres sur les photographies. Ce fait curieux est parlant. Cette série apparaît à la fois comme un reflet, un gabarit, une annonciation des formes à venir dans la production de Villani, et comme une réflexion critique et poétique sur l’héritage historique dont il est issu.
La juxtaposition de l’échelle imposante à un matériau délicat qui caractérise cette série rappelle la notion de géométrie sensible développée par le critique Roberto Pontual pour définir la sensibilité latino-américaine issue de l’héritage du constructivisme du XXe siècle. Elle évite néanmoins tout écho de l’héroïsme associé au « dessein constructiviste ».
Les Fragments de Villani sont ainsi des constructions fragiles, basés sur une solide conviction.

COLLAGES (Photographies) | Michael Asbury
Ce que l’on constate d’abord à travers ces images que Villani s’est appropriées, c’est la cohérence de son processus créatif. Si la mémoire est l’une des matières premières de l’artiste, il est logique qu’il incorpore des photographies à ses séries. En dépit du temps écoulé, ou de la distance géographique, elles semblent étrangement intimes.
Les affinités culturelles ne découlent pas nécessairement d’origines communes ; de plus, dans l’oeuvre de Villani les origines semblent toujours fuyantes, même lorsqu’il les invoque. Déconnectées de leur descendance, ces photographies des ancêtres sont des histoires oubliées. En les récupérant, Villani en fait des vecteurs de mémoire collective, reliant l’individuel au pluriel, dressant une passerelle entre le subjectif et le partagé. Ses interventions soulignent leur caractère effacé, mais surtout transforment ces images en oeuvres d’art : en des événements singuliers.
À travers des découpes imbibées dans la peinture à huile, il rosit des visages fanés, propose un compagnon de jeux à une enfant solitaire, entoure les mariés d’étoiles ou de nuages menaçants.
Cette démarche puise son sens d’un croisement de références marqué par la dislocation ; Villani adopte alors, dans un dédoublement de la série, une stratégie consistant à se jouer des dimensions pour mieux souligner la distance chronologique qui nous sépare des personnages. En transposant les petits originaux en des reproductions grand format, le poids physique des oeuvres – comme dans les Bilboquets – devient un élément important ; comme si les gonds soutenant les cadres monumentaux peinaient à retenir le poids de l’Histoire qui s’adosse à eux.
Certaines images sont reproduites plusieurs fois ; exposées côte à côte, elles gagnent une qualité cinétique, comme s’il s’agissait de plans séquences d’un film. De manière significative, sachant sa présence aussi éphémère que la leur, Villani brouille les dates, entremêle ses portraits à ceux d’êtres qui s’en sont allés, dans la certitude d’un futur forcément niveleur.
Ainsi le paradoxe de la proximité et de la distance réapparaît, nous propulsant dans un tunnel temporel où la poésie du déplacement – comme dans Alice au pays des merveilles de Lewis Caroll – rend possible la découverte de soi à travers la rencontre fortuite de l’autre.