PRÉSENCES / ABSENCES | Michael Asbury

Parcourant la prolixe production de Villani, on comprend la signification de certaines références et comment l’artiste les tisse dans la matérialisation de son travail. On s’aperçoit qu’il ne s’agit pas tant de la réitération de ces sources que d’une distinction entre leur articulation.

Un indice important dans la compréhension de cette complexité est fourni par la série de draps blancs brodés, Varal de Emoções (Étendoir d’émotions), que l’artiste a réalisée pendant six ans, à partir des années 1998-99. Réunissant une soixantaine d’oeuvres individuées dans une seule installation, l’Étendoir de Villani est un déploiement de tissages laçant le singulier au général, les instances historiques de l’art à sa vie personnelle. Ils sont ensuite mis à sécher, pas tout à fait repassés, encore assez fluides pour qu’on puisse en échafauder diverses interprétations et spéculations.

Établi en France depuis presque deux décennies, Villani cherchait alors à collaborer avec des personnes engagées dans ce que l’on se doit d’appeler le système D : des travailleurs, généralement de pays émergents, qui parviennent à arrondir leurs fins de mois grâce à leurs talents créatifs. Le hasard lui a fait rencontrer un groupe de femmes qui s’occupaient à broder dans un atelier de l’hôpital psychiatrique de Marilia, sa ville natale.

Villani acquérait dans les marchés aux puces parisiens des draps « paysans » du XIXe siècle – deux lés de tissu rêche, en lin et chanvre, cousus côte à côte – qu’il envoyait ensuite, couverts de ses dessins, aux brodeuses de Marilia. Sa matière première était le tissu avec lequel nous enveloppons nos moments les plus intimes, nos rêves et cauchemars, où nous nous déchargeons de nos peurs et de nos blessures, où nous goûtons les combles de douleur et de plaisir, la vie et la mort.

Les patientes qui brodaient les dessins de Villani avaient souffert divers traumatismes, comme la perte d’enfants ou de partenaires. L’œuvre incorporait ainsi directement un processus anonyme de deuil – par accident ou intention, les draps brodés se réfèrent souvent à des thématiques liées à la présence et à l’absence [1] – tout en évoquant au passage les procédés spécifiques qui caractérisent les broderies de Bispo do Rosário et de José Leonilson.

Étendoir d’émotions conjugue plusieurs territoires affectifs : l’artisanat et l’art, l’historique et le contemporain, mais aussi les deux foyers de l’artiste, l’original et l’adopté. Dans une démarche d’allers et retours qui reproduit le mouvement de l’aiguille à broder, les draps décrivent son itinéraire, du Brésil vers la France, tandis que leur déplacement physique, achetés à Paris puis expédiés à Marilia, bouclent la boucle.

Le trajet des draps de Villani rappelle les habitudes de la bourgeoisie européenne qui envoyait son linge fin à laver et blanchir sous le soleil tropical. Tout en préservant l’extravagant aspect transnational, il s’y niche une différence essentielle : le soleil brûlant du Brésil ne peut oblitérer le spectre de tous ceux qui s’en sont recouverts, et ces draps blancs en reviennent encore plus colorés, enrichis de ses rêves.

[1] Le processus de broderie lui-même marque à la fois le recto et le verso, conférant un double caractère – positif/négatif – à l’œuvre. Ce dédoublement du moi apparaît dans certaines des feuilles, mais dans aucune aussi clairement que dans Léa et Maura (les jumelles), référence manifeste à une œuvre célèbre du peintre brésilien Guignard, dans laquelle deux jeunes sont représentées portant des robes identiques. Pourtant, dans la représentation de Villani, les jumelles sont absentes, seules leurs robes vides sont visibles. Elles sont donc plus que l’auto-division, elles sont division et perte.

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VOIR PLUS | ANARCHIVES

LA NUIT | Dessin brodé sur drap en lin et chanvre | 230 x 195 cm | 2003

ON NE PEUT PENSER LA CLÔTURE DE CE QUI N’A PAS DE FIN | Laine et fil de polypropylène sur voile de coton | 2340 x 780 cm | Abbaye du Thoronet, Projet Palais de Tokyo hors les murs, 2019

ON NE PEUT PENSER LA CLÔTURE DE CE QUI N’A PAS DE FIN | Laine et fil de polypropylène sur voile de coton | 2340 x 780 cm | Abbaye du Thoronet, 2019

PARABOLA | Dessin brodé sur drap en lin et chanvre | 45 X 54 cm | 2008

BE-A-BA | Dessin brodé sur drap en lin et chanvre | 2004

ORBITES | Dessin brodé sur drap en lin et chanvre | 290 x 220 cm | 2004

C’EST L’AUTRE QUI NOUS INVENTE (DÉTAIL) | Dessin brodé sur drap en lin et chanvre | 268 x 225 cm | 2018

C’EST L’AUTRE QUI NOUS INVENTE | Dessin brodé sur drap en lin et chanvre | 268 x 225 cm | 2018

SOLEILS | Dessin brodé sur drap en lin et chanvre | 52 x 72 cm | 2004

LA MARINIÈRE DE PICASSO | Dessin brodé sur drap en lin et chanvre | 113 x 212 cm | 2004

ETENDOIR D’ÉMOTIONS | Dessins brodés sur drap en lin et chanvre 

J’ARRIVE LÀ OÙ JE SUIS ÉTRANGER | Dessin brodé sur drap en lin et chanvre | 72 x 55 cm | 2019

ARGENT, PIED DROIT | Dessin brodé sur drap en lin et chanvre | 85 x 45,5 cm | 2003

G.O. | Dessin brodé sur drap en lin et chanvre, objets | 120 x 78 cm | 2007

FERME INTENTION | Dessin brodé sur drap en lin et chanvre | 283 x 204 cm | 2004

DEGÂTS-DÉGAGE / DESFAÇATEZ-DESFAÇA | Fils de laine sur drap en lin et chanvre | 200 x 88 cm (deux faces) | Grandes Serres de Pantin | 2021

Heaven (As you saw so shall you reap) | 1540 x 540 cm | Capela do Morumbi, São Paulo, 2023

LEA ET MAURA | Dessin brodé sur drap en lin et chanvre | 280 x1 80 cm | 2003

CÔTÉ PÈRE / CÔTÉ MÈRE | Fils de laine, objets, papier, encre de chine sur drap en lin et chanvre (deux faces) | 120 x 78 cm | 2018

LE SUCRE, UNE HISTOIRE AMÈRE | Dessin brodé sur drap en lin et chanvre | 221 x 176 cm | 2020

DAME LIBERTÉ | Dessin sur drap en lin et chanvre | 220 x 180 cm | Paris, 2019

DAME LIBERTÉ | Dessin brodé sur drap en lin et chanvre | 220 x 180 cm | 2019

PRÉSENCES / ABSENCES | Michael Asbury

Parcourant la prolixe production de Villani, on comprend la signification de certaines références et comment l’artiste les tisse dans la matérialisation de son travail. On s’aperçoit qu’il ne s’agit pas tant de la réitération de ces sources que d’une distinction entre leur articulation.

Un indice important dans la compréhension de cette complexité est fourni par la série de draps blancs brodés, Varal de Emoções (Étendoir d’émotions), que l’artiste a réalisée pendant six ans, à partir des années 1998-99. Réunissant une soixantaine d’oeuvres individuées dans une seule installation, l’Étendoir de Villani est un déploiement de tissages laçant le singulier au général, les instances historiques de l’art à sa vie personnelle. Ils sont ensuite mis à sécher, pas tout à fait repassés, encore assez fluides pour qu’on puisse en échafauder diverses interprétations et spéculations.

Établi en France depuis presque deux décennies, Villani cherchait alors à collaborer avec des personnes engagées dans ce que l’on se doit d’appeler le système D : des travailleurs, généralement de pays émergents, qui parviennent à arrondir leurs fins de mois grâce à leurs talents créatifs. Le hasard lui a fait rencontrer un groupe de femmes qui s’occupaient à broder dans un atelier de l’hôpital psychiatrique de Marilia, sa ville natale.

Villani acquérait dans les marchés aux puces parisiens des draps « paysans » du XIXe siècle – deux lés de tissu rêche, en lin et chanvre, cousus côte à côte – qu’il envoyait ensuite, couverts de ses dessins, aux brodeuses de Marilia. Sa matière première était le tissu avec lequel nous enveloppons nos moments les plus intimes, nos rêves et cauchemars, où nous nous déchargeons de nos peurs et de nos blessures, où nous goûtons les combles de douleur et de plaisir, la vie et la mort.

Les patientes qui brodaient les dessins de Villani avaient souffert divers traumatismes, comme la perte d’enfants ou de partenaires. L’œuvre incorporait ainsi directement un processus anonyme de deuil – par accident ou intention, les draps brodés se réfèrent souvent à des thématiques liées à la présence et à l’absence [1] – tout en évoquant au passage les procédés spécifiques qui caractérisent les broderies de Bispo do Rosário et de José Leonilson.

Étendoir d’émotions conjugue plusieurs territoires affectifs : l’artisanat et l’art, l’historique et le contemporain, mais aussi les deux foyers de l’artiste, l’original et l’adopté. Dans une démarche d’allers et retours qui reproduit le mouvement de l’aiguille à broder, les draps décrivent son itinéraire, du Brésil vers la France, tandis que leur déplacement physique, achetés à Paris puis expédiés à Marilia, bouclent la boucle.

Le trajet des draps de Villani rappelle les habitudes de la bourgeoisie européenne qui envoyait son linge fin à laver et blanchir sous le soleil tropical. Tout en préservant l’extravagant aspect transnational, il s’y niche une différence essentielle : le soleil brûlant du Brésil ne peut oblitérer le spectre de tous ceux qui s’en sont recouverts, et ces draps blancs en reviennent encore plus colorés, enrichis de ses rêves.

[1] Le processus de broderie lui-même marque à la fois le recto et le verso, conférant un double caractère – positif/négatif – à l’œuvre. Ce dédoublement du moi apparaît dans certaines des feuilles, mais dans aucune aussi clairement que dans Léa et Maura (les jumelles), référence manifeste à une œuvre célèbre du peintre brésilien Guignard, dans laquelle deux jeunes sont représentées portant des robes identiques. Pourtant, dans la représentation de Villani, les jumelles sont absentes, seules leurs robes vides sont visibles. Elles sont donc plus que l’auto-division, elles sont division et perte.

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LA NUIT | Dessin brodé sur drap en lin et chanvre | 230 x 195 cm | 2003

LA NUIT | Dessin brodé sur drap en lin et chanvre | 230 x 195 cm | 2003

ON NE PEUT PENSER LA CLÔTURE DE CE QUI N’A PAS DE FIN | Laine et fil de polypropylène sur voile de coton | 2340 x 780 cm | Abbaye du Thoronet, Projet Palais de Tokyo hors les murs, 2019

ON NE PEUT PENSER LA CLÔTURE DE CE QUI N’A PAS DE FIN | Laine et fil de polypropylène sur voile de coton | 2340 x 780 cm | Abbaye du Thoronet, 2019

PARABOLA | Dessin brodé sur drap en lin et chanvre | 45 X 54 cm | 2008

BE-A-BA | Dessin brodé sur drap en lin et chanvre | 2004

ORBITES | Dessin brodé sur drap en lin et chanvre | 290 x 220 cm | 2004

C’EST L’AUTRE QUI NOUS INVENTE (DÉTAIL) | Dessin brodé sur drap en lin et chanvre | 268 x 225 cm | 2018

C’EST L’AUTRE QUI NOUS INVENTE | Dessin brodé sur drap en lin et chanvre | 268 x 225 cm | 2018

SOLEILS | Dessin brodé sur drap en lin et chanvre | 52 x 72 cm | 2004

LA MARINIÈRE DE PICASSO | Dessin brodé sur drap en lin et chanvre | 113 x 212 cm | 2004

ETENDOIR D’ÉMOTIONS | Dessins brodés sur drap en lin et chanvre 

J’ARRIVE LÀ OÙ JE SUIS ÉTRANGER | Dessin brodé sur drap en lin et chanvre | 72 x 55 cm | 2019

ARGENT, PIED DROIT | Dessin brodé sur drap en lin et chanvre | 85 x 45,5 cm | 2003

G.O. | Dessin brodé sur drap en lin et chanvre, objets | 120 x 78 cm | 2007

FERME INTENTION | Dessin brodé sur drap en lin et chanvre | 283 x 204 cm | 2004

DEGÂTS-DÉGAGE / DESFAÇATEZ-DESFAÇA | Fils de laine sur drap en lin et chanvre | 200 x 88 cm (deux faces) | Grandes Serres de Pantin | 2021

Heaven (As you saw so shall you reap) | 1540 x 540 cm | Capela do Morumbi, São Paulo, 2023

LEA ET MAURA | Dessin brodé sur drap en lin et chanvre | 280 x1 80 cm | 2003

CÔTÉ PÈRE / CÔTÉ MÈRE | Fils de laine, objets, papier, encre de chine sur drap en lin et chanvre (deux faces) | 120 x 78 cm | 2018

LE SUCRE, UNE HISTOIRE AMÈRE | Dessin brodé sur drap en lin et chanvre | 221 x 176 cm | 2020

DAME LIBERTÉ | Dessin sur drap en lin et chanvre | 220 x 180 cm | Paris, 2019

DAME LIBERTÉ | Dessin brodé sur drap en lin et chanvre | 220 x 180 cm | 2019

PRÉSENCES / ABSENCES | Michael Asbury

Parcourant la prolixe production de Villani, on comprend la signification de certaines références et comment l’artiste les tisse dans la matérialisation de son travail. On s’aperçoit qu’il ne s’agit pas tant de la réitération de ces sources que d’une distinction entre leur articulation.

Un indice important dans la compréhension de cette complexité est fourni par la série de draps blancs brodés, Varal de Emoções (Étendoir d’émotions), que l’artiste a réalisée pendant six ans, à partir des années 1998-99. Réunissant une soixantaine d’oeuvres individuées dans une seule installation, l’Étendoir de Villani est un déploiement de tissages laçant le singulier au général, les instances historiques de l’art à sa vie personnelle. Ils sont ensuite mis à sécher, pas tout à fait repassés, encore assez fluides pour qu’on puisse en échafauder diverses interprétations et spéculations.

Établi en France depuis presque deux décennies, Villani cherchait alors à collaborer avec des personnes engagées dans ce que l’on se doit d’appeler le système D : des travailleurs, généralement de pays émergents, qui parviennent à arrondir leurs fins de mois grâce à leurs talents créatifs. Le hasard lui a fait rencontrer un groupe de femmes qui s’occupaient à broder dans un atelier de l’hôpital psychiatrique de Marilia, sa ville natale.

Villani acquérait dans les marchés aux puces parisiens des draps « paysans » du XIXe siècle – deux lés de tissu rêche, en lin et chanvre, cousus côte à côte – qu’il envoyait ensuite, couverts de ses dessins, aux brodeuses de Marilia. Sa matière première était le tissu avec lequel nous enveloppons nos moments les plus intimes, nos rêves et cauchemars, où nous nous déchargeons de nos peurs et de nos blessures, où nous goûtons les combles de douleur et de plaisir, la vie et la mort.

Les patientes qui brodaient les dessins de Villani avaient souffert divers traumatismes, comme la perte d’enfants ou de partenaires. L’œuvre incorporait ainsi directement un processus anonyme de deuil – par accident ou intention, les draps brodés se réfèrent souvent à des thématiques liées à la présence et à l’absence [1] – tout en évoquant au passage les procédés spécifiques qui caractérisent les broderies de Bispo do Rosário et de José Leonilson.

Étendoir d’émotions conjugue plusieurs territoires affectifs : l’artisanat et l’art, l’historique et le contemporain, mais aussi les deux foyers de l’artiste, l’original et l’adopté. Dans une démarche d’allers et retours qui reproduit le mouvement de l’aiguille à broder, les draps décrivent son itinéraire, du Brésil vers la France, tandis que leur déplacement physique, achetés à Paris puis expédiés à Marilia, bouclent la boucle.

Le trajet des draps de Villani rappelle les habitudes de la bourgeoisie européenne qui envoyait son linge fin à laver et blanchir sous le soleil tropical. Tout en préservant l’extravagant aspect transnational, il s’y niche une différence essentielle : le soleil brûlant du Brésil ne peut oblitérer le spectre de tous ceux qui s’en sont recouverts, et ces draps blancs en reviennent encore plus colorés, enrichis de ses rêves.

[1] Le processus de broderie lui-même marque à la fois le recto et le verso, conférant un double caractère – positif/négatif – à l’œuvre. Ce dédoublement du moi apparaît dans certaines des feuilles, mais dans aucune aussi clairement que dans Léa et Maura (les jumelles), référence manifeste à une œuvre célèbre du peintre brésilien Guignard, dans laquelle deux jeunes sont représentées portant des robes identiques. Pourtant, dans la représentation de Villani, les jumelles sont absentes, seules leurs robes vides sont visibles. Elles sont donc plus que l’auto-division, elles sont division et perte.

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