
MUSÉE DE TOUT | Matheus Nunes
Ce musée de tout est un musée
comme tous les autres rassemblés ;
en tant que musée, il peut être soit
cercueil d’ordures ou archive.
Il n’est pas tout à fait un vertébré
devant s’intégrer à un quelconque livre :
c’est un dépôt de ce qui est,
se fait sans raie ni risque.
João Cabral de Melo Neto, Musée de tout, 1946-1974
Des oiseaux au corps d’écumoire, des serpents en mètres à ruban pliants, des fourmiliers prenant forme dans un torréfacteur à café. Entrer dans une maison où ces animaux pendent du plafond ou reposent sur les meubles, sachant que sa propriétaire a conçu – en plus de la maison elle-même – des chaises-girafes et des expositions dédiées à l’imaginaire des enfants [1], ne semble pas surprenant. Ces sculptures-jouets, réalisées par deux mains qui ne savent plus trop si elles sont brésiliennes ou françaises, illustrent bien que « Les jouets courants sont essentiellement un microcosme adulte ; ils sont tous reproductions amoindries d’objets humains, comme si aux yeux du public l’enfant n’était en somme qu’un homme plus petit, un homunculus à qui il faut fournir des objets à sa taille. » [2]. C’est dans cette ronde que Julio Villani (1956, Marília, SP) présente son Musée de Tout à la Maison de Verre de Lina Bo Bardi.
L’artiste propose l’utilisation d’objets du quotidien avec de légers changements de fonction, dans une opération « presque ready-made », comme il denomine lui-même l’un des axes centraux de sa pratique. Les changements sont vifs car rapides, mais aussi parce qu’affirmés : la juxtaposition de languettes métalliques et de rondins de bois transforme, d’un tour de manivelle, une machine a pâtes en machine à pattes, un animal docile qu’on ne peut plus ignorer. L’ustensile qui jadis aidait à préparer le déjeuner est désormais un compagnon alerte.
Contrairement à la généalogie animale dans l’art brésilien contemporain, Villani ne vise pas à ce que les siens mimétisent, géométrisent ou anthropomorphosent les bêtes. Au contraire, il s’intéresse à une constitution délicate, à la manière d’un poète qui soude prépositions et noms propres, adjectifs et onomatopées, dans des langues différentes et des assemblages inventifs. Il est plus fasciné par la parole (le fragment) que par la littérature (l’ensemble). Ses animaux sont dotés de bonne humeur; ils sont enfantins non pas en raison d’un quelconque amateurisme, mais parce qu’ils habitent un champ de pensée illimité.
Cet horizon épistémologique plus large, dans lequel de longs draps brodés peuvent s’étendre à l’infini, permet de l’approcher du dadaïsme et du surréalisme, fantômes protecteurs que Paris a déposés sur les épaules de Villani, tels des perroquets pirates qui lui posent avec insistance des questions de l’ordre du « Combien de kilomètres mesure la ligne contenue dans un flacon d’encre de Chine ? » Avec Musée de tout, la Maison de Verre accueille le rêve qui réside en marge de la réalité : la nuit, vidée de ses visiteurs, elle voit sûrement se réveiller les animaux de Villani, et chanter leurs à-jamis premières chansons. Balançants, ils flottent comme des êtres lévitant par le souffle d’une quasi-vie accordée par la main de Geppetto, prêts à s’envoler, ou à se démanteler pour devenir autres, incarnant des nouveaux esprits-mosaïques et poèmes-marelle.
Le lien de Villani avec différentes langues n’est pas dû au polyglottisme, mais à la fascination par leurs possibilités plastiques et jeux de mots. Les étymologies et les traductions croisées démontrent les flux culturels itinérants, imprégnant non seulement son autobiographie, mais aussi son zèle des hybridismes migratoires. Les dispositifs linguistiques deviennent ici des mécanismes de composition formelle et narrative. Originaire de Marília, à l’intérieur de l’État de São Paulo, mais ayant vécu au Danemark, en Espagne et en Angleterre dans les années 1970, et vivant à Paris depuis plus de 40 ans, Villani s’accroche aux idiosyncrasies culturelles qui offrent parfois l’intersection de ces lieux : l’une des sculptures utilise un tostex, ustensile courant dans les foyers brésiliens pour griller du « pain français » – lequel, ironiquement, n’existe pas en France. Il réaffirme l’inventivité brésilienne dans la solution des problèmes à partir d’objets improbables placés dans une dynamique optimisée, assemblés par soudure, articulés par un gracile fil de fer.
Il y a ici un brassage volontaire de nationalités qui les affirme et les dissipe. Une grande partie des œuvres est présentée par paires : une française et une brésilienne, reconnaissables uniquement à l’œil attentif. Ce sont comme des berceuses qui ne marchent que dans la langue maternelle, ou des hymnes nationaux – pas les officiels, car ils portent un décorum artificiel dont Villani ne se soucie guère, mais les chants traditionnels chantés spontanément à l’unisson lors de rassemblements affectifs. Tout comme Lina Bo Bardi, qui avait l’Italie pour pays natal et le Brésil pour maison, Villani coud des chemins transatlantiques, en lignes tendues et détendues, zigzagantes ou droites.
Dans un acte politique contre-productif, en réponse au déversage exacerbé des systèmes de consommation, l’artiste collecte des matériaux pour la construction d’une nouvelle nature, inconformé par l’abandon de biens si précieux. Cela ne va pas sans rappeler l’émerveillement de Lina Bo Bardi qui, enfant, reçut de sa mère des pierres roulées de différentes couleurs sorties des entrailles d’un poulet, les toutes premières pièces de sa collection, qui comprendrait également des fils de fer, des vis et un petit étui à houppette fabriqué à partir de l’acier bleui des canons allemands après la victoire de la France lors de la Première Guerre mondiale [3]. Des vers de Manoel de Barros pourraient couronner cette présentation : « Ce qui est bon pour la poubelle se prête à la poésie. […] Les choses délaissées sont d’une grande importance.»[4]
Bien qu’être poète soit une position politique, la poésie seule ne suffit plus : il faut de l’action, de la contestation, une gestualité face à l’abîme. L’interversion de la fonction chère à Villani agit comme un geste combatif envers les régimes politiques qui tendent vers le totalitarisme, déterminant des significations strictes pour tout, y compris l’écriture et la lecture. Des détournements de fonction qui sont aussi au cœur des musées : fonder un musée, c’est y faire entrer des éléments « extérieurs» pour en faire des objets de contemplation. Créer un musée de tout, c’est rendre précieux tout ce qui n’est pas dans le musée, c’est encourager l’observation attentive des objets pleins de vie qui nous entourent, dans un monde de tout, toujours hybride et en métamorphose.